Jacques Guéguen

Un vieux loup de mer à la barbe chenue

Qui ne connait dans notre région le nom de Jacques Guéguen, du Pont de la Corde? Décrit comme « un vieux loup de mer à la barbe chenue, petit, sec, aux traits finement sculptés », ce marin de Charcot, qui, sur son bateau de pêche, traversa quatre fois la Manche sous l’occupation, fut arrêté par la Gestapo, puis, libéré, réussit à effectuer une cinquième traversée pour demeurer en Angleterre jusqu’à la victoire ?

Jacques Guéguen est né le 4 novembre 1876, à Henvic. Durant une grande partie de sa carrière maritime, il navigue avec le Commandant Charcot, un des plus grands explorateurs français du XXe siècle, qu’il suit dans presque toutes ses expéditions polaires sur le « Français » et sur le  » Pourquoi-Pas? »

A l’âge de 38 ans, à la veille de la première guerre mondiale, il a déjà participé à trois expéditions majeures. En 1902, à bord de la « Rose Marine », il participe à la première expédition polaire à l’île Jan Mayen. En 1903-1905, il part en Antarctique, à bord du « Français ». En 1908-1910, il repart à nouveau en Antarctique, à bord du « Pourquoi pas ? ». Jacques Guéguen participe en tant que matelot à cette expédition qui explore d’abord la mer de Bellingshausen et la mer d’Amundsen, puis découvre la Terre Loubet et l’île Charcot. En raison des glaces, l’expédition doit hiverner sud-est de l’île Petermann, dans un endroit appelé Port de la Circoncision, où l’équipage avait déjà abordé le 1er janvier 1909 (fête de la circoncision). Cette même année, ils découvrent l’île Renaud, la côte Fallières (Armand Fallières était à l’époque président de la République), les îles Mikkelsen, l’île Pavie, l’île Adélaïde et l’île Millerand. En 1934, Charcot installe au Groenland la mission ethnographique dirigée par Paul-Émile Victor, qui séjourne pendant un an à Angmagssalik pour vivre au milieu d’une population eskimo. L’année suivante, le « Pourquoi-Pas ? » vient rechercher les membres de l’expédition.

Carte postale écrite par le Commandant Charcot à Jacques Guéguen depuis le navire « Le Français ».

Le naufrage du « Pourquoi Pas? »

En 1936, Jacques Guéguen a 60 ans, et consacre désormais sa retraite à la pêche côtière à bord de son bateau, qu’il a baptisé le « Pourquoi Pas », lorsqu’il apprend le naufrage de ce navire sur lequel il a tant navigué.

Parti le 15 septembre 1936, de Reykjavik, en Islande, par temps calme, le navire est bientôt pris dans une terrible tempête et doit se mettre à la cape. Il devient vite incontrôlable. Au lever du jour, le 16 septembre, il touche un récif et se couche sur tribord. Un seul rescapé, le maître-timonier Gonidec réussit à nager vers la côte rocheuse et est récupéré sur la côte par des paysans islandais. Les cérémonies funèbres se succèdent, à Reykjavik, puis en France, à Saint-Malo, port d’attache du « Pourquoi-Pas ? », puis à Paris où des obsèques nationales se déroulent à Notre-Dame avec l’hommage du Gouvernement et des plus hautes personnalités de la France.

Le 6 octobre 1936, le journal Ouest Eclair, (n° 14578), dans un article signé de F Gourvil, rend un vibrant hommage à tous les marins du  » Pourquoi Pas? » au travers d’un henvicois dont nom n’est pas cité, mais on peut deviner qu’il s’agit très probablement de Jacques Guéguen,

« Ces jours derniers. un vieil inscrit maritime résidant à Henvic, se présentait au bureau de la Marine, à Morlaix, et, après avoir insisté pour voir l’administrateur en personne, il demandait à celui-ci quand auraient lieu les obsèques du docteur Charcot à Saint-Malo. L’administrateur pouvait seulement lui répondre que les journaux le renseigneraient sûrement en temps utile, mais demanda néanmoins à son administré pourquoi il s’était dérangé d’Henvic, uniquement semblait-il., pour lui poser une telle question. « C’est que, dit le vieil inscrit, je voudrais bien ne pas manquer cette cérémonie. car j’ai fait campagne a bord du « Pourquoi Pas? » pendant douze ans, avant la guerre, au Pôle Nord et au Pôle Sud… Et puis, si vous saviez quel homme était le Docteur Charcot!… Sur ces mots, des larmes drues venaient soudain inonder les joues du visiteur, tannées par cinquante ou soixante années de navigation sur toutes les mers du globe, témoignage irrécusable de l’affection, dont le grand disparu savait s’entourer. Tout en épongeant ses larmes d’un geste gauche, le vieux navigateur poursuivait : « Je ne suis pas riche… De Henvic à Saint-Malo et retour, en comptant le temps à passer là-bas, ce seront au moins deux journées de voyage qui coûteront ce qu’elles coûteront, car je suis prêt à débourser ce qu’il faut pour saluer une dernière fois mon ancien commandant… Mais. ne pensez-vous pas. Monsieur l’Administrateur qu’une réduction pourrait être accordée par les Chemins de fer, aux anciens de l’équipage du « Pourquoi Pas ? » qui désireraient comme moi se rendre à Saint Malo a cette occasion ? Nous sommes sans doute plusieurs dizaines dans mon cas a travers la Bretagne, car le commandant ne voulait que des équipages bretons…

« L’aimable administrateur de la Marine qui nous racontait cette conversation, regrettait de ne disposer d’aucun pouvoir pour donner satisfaction à son visiteur, mais nous croyons qu’il est de notre devoir de journaliste de soumettre le cas intéressant soulevé par le vieil inscrit du quartier de Morlaix à la bienveillante attention des Chemins de Fer de l’Etat. Il serait, pensons-nous, facile à cette administration d’accorder le quart de place pour le voyage aller et retour de leur résidence au lieu des obsèques solennelles, aux collaborateurs du Docteur Charcot, aujourd’hui en retraite disséminés le long du littoral breton, et ce, sur le vu d’un certificat délivré par le bureau de la Marine de leur quartier. Les « vieux » qui ont sillonné les mers arctiques et antarctiques au cours de dix et douze campagnes a bord du Pourquoi Pas? méritent bien qu’on ne souvienne d’eux à l’occasion de la journée de deuil national qui marquera le débarquement des quarante cercueils alignés dans l’entrepont de l’Aude, et qui font en ce moment le trajet suprême d’Islande en Bretagne. et la vue de ces rudes marins, rescapés de tant de « coups durs » sous les latitudes les plus diverses, groupés dans le cortège, derrière leur ancien commandant, ajouterait encore à la tragique beauté des funérailles.

Les « Vieux », tous les « Vieux » du Pourquoi Pas? qui sont aujourd’hui dans la peine, à la suite du désastre qui vint anéantir leur ancien bateau, et ravir aux familles au pays et à la science, la presque totalité de son dernier équipage, les « Vieux », tous les « Vieux » du Pourquoi Pas? doivent demain être à l’honneur dans le convoi officiel qui se déroulera entre le port et la gare de St Malo, avant la dispersion des quarante glorieux cercueils de l’Aude! »

Les années d’occupation

Pendant l’occupation, dès 1940, Jacques Guéguen entreprend des voyages en Angleterre, à Falmouth, et à Jersey, en faisant traverser la Manche à des résistants et à des aviateurs alliés, à bord de son bateau de pêche, Après son quatrième voyage, il est arrêté par les Allemands et interné à Pontaniou, puis à Rennes, du 31 janvier 1941 au 15 juillet 1941. Aussitôt relâché, il veut recommencer ses voyages. Mais ayant été prévenu à temps que la Gestapo le surveille, il décide de quitter, lui aussi, le pays. Et, en 1942, âgé de 65 ans, il part avec François, le plus jeune de ses fils, âgé de 16 ans.

Après la guerre, vers 1958, le journal « Le Télégramme » consacre un long article relatant la remise à Jacques Guéguen, de la Légion d’Honneur, et la Croix de Guerre ».

« Il est encore vert en dépit de ses 70 ans. Tout Henvic le fêtait hier. Le passeur de Carantec, Monsieur Ernest Sibiril allait épingler sur sa poitrine deux nouvelles décorations, la croix de Chevalier de la Légion d’honneur, et le Croix de Guerre avec étoile d’argent ».

La cérémonie

Une foule nombreuse se pressait sur la place du bourg, à midi, après la messe. Drapeaux des médaillés militaires et des FNFL en tête, un cortège se forma à proximité de la mairie et, précédé d’un clairon, se dirigea vers la Grand Place. Dans ce cortège, entourant le doyen des F.N.FL, nous notions la présence de M. le docteur Le Duc, ancien député, président du COSOR, Le Commandant Quéguiner, président de l’association des anciens Français Libres de l’arrondissement de Morlaix, Ernest Sibiril, le « passeur » de Carantec, président de la section AFL de cette localité, Caroff, maire de Henvic, Mmes Lancien, des FFL, Le Guen secrétaire des FFL, M. Abomnes, Mmes Cloarec, Queinec, Scornet. MM Guyader, Quéré, Quéau, Coum, les membres du Conseil municipal, les enfants des écoles, etc…

La foule nombreuse fit un cercle autour du père Guéguen qui, pâle d’émotion, alla se placer face au drapeau.

M. le commandant Quéguiner prit la parole ainsi: « Henvic verra tout a l’heure épingler la Croix de la Légion d’Honneur sur la poitrine d’un ardent patriote, le vieux brave Jacques Guéguen. Nulle distinction n’a été plus méritée, car en effet, ce ruban rouge. symbole de la vaillance et du courage, est la consécration normale d’une vie entière passée au service, du pays. Après avoir retracé l’existence du marin qui, depuis son plus jeune âge, bourlingua sur toutes les mers, et connut avec le docteur Charcot sur le « Pourquoi Pas » les rigueurs des océans glacés, et l’enthousiasme de tous ces chercheurs qui, au nom de la France et pour son prestige, affrontaient la mort chaque jour… simplement ». M. le commandant Quéguiner en arriva à juin 1940, à la lutte de tous les instants, menée par le père Guéguen, en dépit de son grand âge, contre l’envahisseur, à ces quatre passages de la Manche, sur son bateau de huit mètres, à ce cinquième départ de Carantec, le 10 février 1942, au court duquel l’ancêtre traqué par la Gestapo amenait avec lui en Angleterre son plus jeune fils, et d’autres passagers.

« Peu de temps après, poursuivit M. Quéguiner, je vis arriver sur « l’Ouragan », de Portsmouth, ce vieux Français libre, notre doyen. Il nous apportait la certitude que la Bretagne, fidèle à sa devise, était toute entière engagée dans la lutte. Lui, patriarche à barbe grise, était sur « l’Ouragan », parmi les pompons rouges de 20 ans qui le choyaient et l’appelaient Grand Père ».

Il conclut en ces termes: « Je suis sûr que la commune de Henvic ressentira pour elle-même l’honneur qui est fait à l’un de ses enfants, et je forme les vœux les plus chers que le père Guéguen vive en paix et dans la quiétude matérielle, après avoir si bien servi la Bretagne et la France ».

La remise de décorations.

Le clairon ouvre le ban. Sibiril vient se placer en face du père Guéguen et donne lecture de la l’élogieuse citation à l’ordre de la division qui accompagnent la Croix de Guerre avec étoile d’argent, et celle d¢ Chevalier de la Légion d’Honneur

« Malgré ses 70 ans, et sa situation de famille difficile, (veuf avec sept enfants), n’a pas hésité à se mettre à la disposition des patriotes, désirant rejoindre les Forces Françaises Libres, avec son bateau le « Pourquoi Pas? » a traversé quatre fois la Manche. Condamné à 2 ans de prison, a été relâché au bout de quatre mois . Sur le point d’être arrêté, est parti en Grande Bretagne avec son plus jeune fils ».

A droite, Jacques Guéguen portant ses décorations.

M. Sibiril épingle sur la poitrine du vieillard la croix de Chevalier de la Légion d’Honneur, la Croix de guerre avec étoile d’argent et lui donne l’accolade. Nombreux sont ceux dans l’assistance qui ne peuvent cacher la profonde émotion qui les étreint.

Le clairon sonne. Puis, M. Caroff, maire de Henvic, adresse à M. Jacques Guéguen ses félicitations et celles de la population tout entière. Après avoir révélé que deux nouvelles décorations vont lui être bientôt accordées, la médaille du Mérite Maritime, et celle de la Reconnaissance Française, le maire brosse un tableau de la vie de courage et de dévouement de M. Guéguen: Campagne aux Iles Féroé, à l’âge de 23 ans, sur le premier « Pourquoi pas? », expéditions au pôle sud en 1903, sur le « Français », et en 1907, sur le nouveau « Pourquoi Pas?

Il dit la grande estime dans laquelle le tenait son chef vénéré le Commandant Charcot qui fut le parrain de l’un de ses enfants. Il dépeint enfin la carrière de combattant de 1940 à 1945 et conclut en lui exprimant toute son admiration respectueuse.

Une minute de silence est observée. L’assistance tout entière entonne la « Marseillaise ». Un vin d’Honneur a lieu ensuite, au cours duquel un toast est porté au « vieux passeur » du Pont de la Corde et au Général De Gaulle. Cette cérémonie bien émouvante est suivie d’un banquet. Au dessert, des allocutions sont prononcées.

Une expo au Musée Maritime de Carantec

Une exposition est dédiée à Jacques Guéguen au Musée Maritime de Carantec, pour perpétuer le souvenir des départs par mer de Carantec, Henvic et Locquénolé pendant la Seconde guerre mondiale,

Chevalier de la Légion d’honneur, titulaire de la croix de guerre et de nombreuses autres décorations, Jacques Guéguen était le doyen des F.F.L. et membre doyen de la Fédération des anciens de la Résistance.

Jacques Guéguen s’éteint le 28 octobre 1957, dans sa petite maison du Pont de la Corde, à l’âge de 81 ans. Un service est célébré le 17 novembre en l’église de Henvic, et à l’issue de la cérémonie religieuse, un cortège se rend au cimetière, derrière les porteurs de gerbes et les porte-drapeaux.

Une rue porte son nom, à Henvic, et une stèle a été édifiée à sa mémoire, au Pont de la Corde, et est régulièrement honorée lors des cérémonies patriotiques.

Inauguration de la stèle dédiée à la mémoire de Jacques Guéguen